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Nathanael, sa psychose et ses institutions

NATHANAËL, SA PSYCHOSE ET SES INSTITUTIONS

PIERRE DELION *
Cet article est paru dans la Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n°36 2001/1.
 
 
Salomon Resnik nous a proposé d’organiser un colloque à Angers avec comme invités plusieurs figures de légende : Henri Maldiney, emblème pour beaucoup de psychiatres et d’équipes de psychiatrie en France ; Jean Oury, un de ceux qui, aujourd’hui, comme l’écrit Roger Gentis dans Les Nouvelles littéraires, connaît le mieux au monde la problématique de la psychose ; Hélène Chaigneau, chef de file de la psychothérapie institutionnelle et de la psychiatrie française. Salomon Resnik était, pour les psychiatres de ma génération – bien avant que je puisse le rencontrer grâce à François Tosquelles et à Jean Oury, par la publication de son livre Personne et psychose (qui a été réédité par les éditions du Hublot) – comme un phare de la compréhension phénoménologique et psychanalytique des psychoses. De plus, ses amis italiens Boccanegra, Levis, Ferragine, et français Appeau, Haour, Rouchy, Falguière et quelques autres y sont intervenus, notamment G. Baillon.
Mais les réputations ne sont pas toujours – là c’est le cas – à la hauteur des personnages ; en ce qui concerne ces figures de légende, nous avons pensé qu’il était de notre devoir et de notre éthique de montrer
à quel point leurs fonctions, à chacun différemment, avaient, ont et auront encore une importance capitale.
D’autant que nous avons résolu de traiter d’un problème qui, pour peu original qu’il soit, n’en est pas moins de la plus haute gravité dans le paysage psychiatrique contemporain. En effet, grâce à eux, nous avons pu accéder à une compréhension, certes moins accomplie que la leur, de la psychose sous toutes ses formes. Par ce biais de la nécessité de comprendre, nous avons pu décider provisoirement d’inventions et de créations de dispositifs à la fois singuliers dans leur fabrication artisanale, chacun dans son territoire démographique, mais aussi généralisables dans leurs invariants structuraux, ce qui est une autre manière pour moi de parler de la « psychiatrie de secteur ».
Je persiste en effet à penser qu’elle a constitué une des principales révolutions culturelles du XXe siècle, mettant sur un pied d’égalité les malades mentaux face à l’adversité de leur souffrance psychique, en leur proposant la possibilité de rencontre avec une équipe sectorisée de psychiatrie générale et/ou infanto-juvénile, quelle que soit leur situation socioprofessionnelle et familiale.
Dans beaucoup de ces équipes, une dynamique de groupe, basée sur l’approche raisonnée des mécanismes intimes de la psychopathologie à la lumière de la psychanalyse freudienne, mais aussi de la phénoménologie,
de la linguistique, de la sociologie, de l’anthropologie, a permis de mettre en oeuvre une politique de soins psychiatriques dignes de ce nom. Les moyens qui devaient suivre ne pouvaient que venir compléter la prévalence essentielle d’une théorie des psychoses dans chacune de ces équipes et non pas la remplacer, tant il est vrai que la valeur de ces équipes réside principalement dans la capacité d’accueil de l’autre, de formation et de remise en question des structures de soins en fonction des nécessités de chacun des patients, le tout dans un souci constant d’articulation avec les autres acteurs médico-sociaux de la « cité »…
Mais « quand la bise fut venue », non seulement les vivres vinrent à manquer, mais la politique de réduction des budgets remit en cause les fragiles équilibres internes à la Santé, avec une constante affligeante : l’utilisation des maigres moyens de la psychiatrie comme un « gisement » de personnel.
 
Si l’on rapproche ces troublantes constatations comptables de la réorganisation actuelle de la psychiatrie, dont on continue de dire en haut lieu que le fondement repose sur le concept de « psychiatrie de secteur », mais qu’elle doit s’accommoder de nouveaux dispositifs enclins à favoriser les symptômes type DSM au détriment des structures psychopathologiques, on comprend aisément que ceux qui ont passé une grande part de leur énergie psychique à essayer de comprendre la psychose pour mieux aider les personnes psychotiques soient dans un état de dépression professionnelle proche du burn out.
 
C’est donc pour ne pas sombrer corps et âmes dans cette nouvelle tempête qu’il est nécessaire de remettre sur le métier ce souci de « Comprendre la psychose » qui nous anime tous plus ou moins, mais en l’articulant avec les « implications institutionnelles » qui en découlent. C’est dire qu’aujourd’hui la philosophie et la psychiatrie sont engagées dans une praxis dont beaucoup de points convergent dans une politique de l’homme, de la cité, des groupes humains, à la recherche de sens dans leurs modalités d’« être-au-monde ».
 
Dans l’exemple d’un enfant autiste qui, à 3 ans, présente cette terrible maladie, et dont le principal dommage est de ne pas pouvoir communiquer selon « les canons de la beauté classique du langage », nous voyons bien que le choix d’un homme-psychiatre devant ce « petit d’homme » sans langage est réductible à une position assez simple à comprendre : soit c’est un petit d’homme et je ferai tout ce qui est en mon « pouvoir » pour le prendre par la main et le ramener avec nous vers la communauté humaine, soit c’est un petit d’homme certes, mais à qui un déficit est imputé, et dont les chances de revenir parmi nous sont très faibles. Dans le premier cas, les implications institutionnelles vont être nombreuses et nécessiter, entre autres choses, une dépense
d’énergie psychique considérable par ceux-là même qui vont accueillir l’autiste, mais aussi des dépenses de santé non négligeables, puisqu’il va falloir maintenir cette exigence éthique tout au long de la vie du sujet autiste. Dans le second cas, les réductions des dépenses de santé psychiatriques, obligeant à revisiter le fonctionnement des dispositifs de soins, vont aboutir à un débat inévitable à terme : cela vaut-il le coup ou le « coût » d’engager de telles dépenses humaines et financières pour de tels résultats ? Sans oublier la courbe asymptotique à laquelle j’invite toujours les acteurs de la santé mentale à se reporter pour réfléchir, préventivement cette fois. Il s’agit du programme T4 mis au point par les nazis avant l’extermination des Juifs en Allemagne puis en Europe, qui visait à exterminer à la seringue les malades mentaux allemands, ce qui fut accompli réellement. En France la moitié des malades mentaux, soit quarante mille, allait mourir d’extermination « douce » pendant l’occupation, par détournement ou suppression de leurs rations alimentaires. Nous n’en sommes certes pas là, la courbe est asymptotique ! En ce qui concerne la psychiatrie, la logique des coûts par pathologie, des programmes médicaux de santé informatisés, la destruction très rapide des équipes (par non-renouvellement des soignants après leur départ en retraite), qui sont les seuls lieux pour penser le soin de telles maladies complexes, la vacance de très nombreux postes de psychiatres due à un numerus clausus trop strict, à leur installation très majoritaire en pratique privée et à bien d’autres raisons sont autant de marches qui nous conduiront progressivement vers un système dans lequel le malade mental, l’autiste, le schizophrène seront considérés principalement comme des charges avant même que l’on se souvienne que ce sont des hommes. Nous sommes restés des hommes est le titre d’un livre autobiographique, malheureusement devenu introuvable, de Sydney Stewart, peintre et psychanalyste, relatant sa guerre de Corée comme prisonnier américain. Il indique à quel point la considération en tant qu’être humain est le fondement de l’identité, et il raconte comment sa perte aboutit à la destruction du psychisme. Que font d’autre Robert Anthelme et Primo Levi quand ils témoignent de leur trajectoire d’« hommes-épluchures » dans les camps de concentration ?
 
Comment toutes ces personnes psychotiques qui souffrent de difficultés  majeures de l’identité et des identifications pourront-elles compter quand le seul symptôme décidera de leur agglutination et même de l’établissement du coût standard de leur traitement ?
« Comprendre la psychose » n’est donc pas un simple sujet de dissertation et ne doit pas être appréhendé sous le seul aspect « esthétique », encore que Henri Maldiney a suffisamment démontré que l’aiesthesis recouvrait justement le monde des sensations et fondait la notion de « pathique » trouvée chez E. Straus et qu’il a beaucoup retravaillée, notamment dans Regard, parole, espace. Mais près de cette « esthétique », doit aussi apparaître la dimension « éthique ». C’est sans doute ce qui a fait ajouter « implications institutionnelles » à « comprendre la psychose », de façon à tenter de les dialectiser.
 
Nous savons actuellement que les équipes de psychiatrie sont dans un double mouvement contradictoire. Elles voient leurs compétences augmenter puisqu’elles s’attachent à théoriser leurs expériences, ce qui donne à ces pratiques un souffle nouveau et une qualité accrue. Dans le même temps, elles voient diminuer les possibilités pratiques de les utiliser d’une façon pertinente pour les soins des patients, notamment ceux gravement atteints. En effet, le nombre des demandes augmente beaucoup plus vite que la possibilité d’y répondre. Sans parler du parasitage accru des intrusions administratives.
Ayant pris conscience de ces événements, sommes-nous dans l’anticipation de ce qui va se jouer très massivement dans les années qui viennent ? Sommes-nous dans la politique-fiction ? Sommes-nous à la
veille de l’établissement généralisé d’un pratico-inerte (Sartre) qui résulterait du possible cynisme des politiques qui, prévoyant les prétendues économies nécessaires de santé, tentent d’y parvenir en tirant sur les pianistes manchots ?
 
Le tableau est noir, car il y a désertification des moyens humains,  mais surtout conceptuels. Beaucoup d’entre nous se sont laissés abuser par l’illusion que les médicaments allaient éviter de s’interroger pour savoir comment et pourquoi les patients décompensent, souffrent, délirent, se murent dans leur autisme. Bien sûr, les médicaments sont utiles et même souvent nécessaires, mais sont-ils suffisants ? Les psychothérapeutes savent que non.
 
Une autre illusion, celle de la réadaptation sociale, prend actuellement le devant de la scène ; à mon sens, c’est une imposture quand elle prétend remplacer le travail psychothérapeutique.
Le sujet s’origine d’un processus interrelationnel, dans le cadre duquel il créé ou invente un monde interne habité par des citoyens (Baranger) avec lesquels se déroule un dialogue permanent qui figure les rapports que le sujet entretient avec le monde. En ce qui concerne les patients autistes et psychotiques qui nous sont confiés, à un moment donné, plus ou moins tôt dans l’existence, un arrêt, un clivage, une schize, une dissociation de ce processus se produit pour de multiples raisons dont beaucoup sont encore inconnues. La psychose manifeste sa présence sous les différents signes que les cliniciens lui ont reconnus. Il s’agit des signes pathologiques du vécu interne de détresse ou de déréliction de la personne psychotique.
La manifestation de sa cassure interne l’amène un jour au contact des soignants. Notre travail est alors de permettre la reprise du processus interrelationnel, sans que celui-ci devienne trop dangereux pour le patient. Tantôt un travail de dégel (et le dernier travail de Salomon Resnik est à cet égard remarquable 1 ), tantôt, au contraire, un travail de refroidissement du volcanique fusionnel.
La fonction phorique des soignants permet d’accueillir le transfert dissocié (Oury) en mettant à la disposition du patient notre appareil psychique. Les soignants deviennent ainsi les porteurs de ses signes assumant une fonction sémaphorique, jusqu’à ce que le travail d’élaboration et de perlaboration aboutisse, dans les bons cas, à mettre en sens ce qui était insensé, à la fonction métaphorique.
Ces trois fonctions doivent être conjuguées par l’équipe soignante et les psychothérapeutes, pour donner « ce qui suffit » (Chaigneau) à ce sujet pour  recouvrer la possibilité de renouer avec les citoyens de son monde interne, donc ceux de son monde.
 
QUELS MOYENS, QUELS DISPOSITIFS ?
 
C’est justement ce qui fait la spécificité de la psychiatrie : c’est notre appareil psychique dans sa partie éprouvant le contre-transfert que nous mettons à la disposition du patient ; mais c’est aussi notre équipe soignante qui peut mettre son contre-transfert institutionnel à la disposition du patient. Pour naviguer sur l’océan de la psychose, l’équipe soignante avance à l’estime en traçant sa route sur les cartes de la psychiatrie de secteur, et le navigateur fait le point, surtout par gros temps (Torrubia), avec les instruments de la psychothérapie institutionnelle.
 
Voyons maintenant comment, à partir d’un exemple clinique, peuvent s’articuler les différentes composantes psychopathologiques et institutionnelles dans notre pratique et avec notre équipe soignante.
Le service de psychiatrie infanto-juvénile 2, dans lequel se déroule cette scène de la clinique et de la thérapeutique ordinaires, est l’un des quatre intersecteurs du Maine-et-Loire. Il comporte, sur Angers et sa région, trois CMP à partir desquels nous posons les indications de traitement quand elles sont nécessaires. Dans la plupart des cas, il s’agit de prises en charge ambulatoires. Certains enfants nécessitent une prise en charge plus soutenue pouvant aller jusqu’à une hospitalisation à temps complet qui ne concerne que trois ou quatre parmi les mille suivis. Notre équipe est donc une structure à géométrie variable, dont la surface de réparation offerte aux enfants varie en fonction de la gravité de leur pathologie. Beaucoup d’enfants autistes et psychotiques que nous soignons sont accueillis en CATTP.
 
Notre philosophie de travail en ce qui concerne les enfants autistes et psychotiques repose sur la référence matricielle suivante : « L’enfant psychotique est un petit savant qui se livre à des expériences sur son image du corps et sur les rapports que celle-ci entretient avec le monde. Cet enfant ne peut nous en communiquer les résultats parce qu’il n’a à sa disposition ni les laboratoires pour livrer ces expériences ni les laborantins pour l’y aider. Les laboratoires sont constitués par les espaces thérapeutiques et les temps interstitiels que nous pouvons lui offrir en fonction de ses spécificités, et les laborantins sont les soignants de différents statuts que nous mettons à sa disposition à cet effet, et qui prennent, dans l’après-coup, la forme de “constellations transférentielles 3”. »
 
Nathanaël est un « savant » enfant psychotique de 9 ans. Il a présenté pendant longtemps des périodes d’angoisses archaïques très importantes qui ont pu être travaillées avec un psychothérapeute en prise en charge individuelle pendant trois ans. Dès qu’il a été scolarisé, il a commencé à présenter des symptômes difficilement compatibles avec son intégration dans un groupe. Tantôt agresseur des autres et tantôt victime de leurs représailles, il a eu de plus en plus de mal à continuer son intégration scolaire. Vers 5 ans, l’institutrice de la maternelle a demandé aux parents de bien vouloir trouver, avec l’aide de la CCPE, une orientation pour Nathanaël. C’est ainsi qu’il a été admis dans un IMP dès l’âge de 5 ans.
Au bout d’un an dans l’établissement, le psychothérapeute, qui le suivait depuis plusieurs années, a déclaré forfait et les parents ont essayé de rencontrer plusieurs psychothérapeutes qui tous, les uns après les autres, ont décidé de ne pas prendre Nathanaël en charge. Il faut dire à leur décharge que Nathanaël cassait en une séance à peu près tout ce que le bureau de leur hôte contenait.
C’est ainsi qu’il est arrivé dans notre CMP, avec quelques belles lettres de confrères sur les qualités que notre équipe ne manquait pas d’avoir pour prendre en charge ce garçon psychotique en déshérence.
Il s’agit donc d’un petit savant ès violences.
J’ai reçu Nathanaël avec ses parents alors qu’il avait 6 ans et il a, comme chez mes prédécesseurs, cassé dans mon bureau un certain nombre d’objets auxquels je tenais et que j’avais eu l’imprudence d’imposer à certains de mes petits patients… !
Bardé de mes certitudes thérapeutiques, bien au fait de mes excellentes compétences en ce qui concerne le traitement psychothérapique des enfants psychotiques, auteur de plusieurs ouvrages sur ce sujet, je me lançai donc avec détermination dans cette prise en charge de Nathanaël : là où tous les autres avaient échoué, on allait voir ce qu’on allait voir. « Au bout de cinq à six semaines, les vivres vinrent, vinrent à manquer… », et je voyais arriver le jour de sa séance hebdomadaire avec une terreur qui envahissait progressivement mon espace psychique professionnel puis personnel, si tant est qu’il puisse être séparé en deux sous-espaces quelque peu protégés. Après trois mois de prise en charge, je me réveillais à plusieurs reprises la nuit, en proie à une frayeur depuis longtemps disparue de mes expériences nocturnes, couvert de sueur, le visage de Nathanaël devant moi, les yeux comme des dents perforantes et les dents comme des becs venimeux…
Pour soigner l’enfant psychotique, il est très important de travailler son propre contre-transfert, de se laisser aller à éprouver ses affects pour éclairer utilement l’avancée du transfert… Là, j’étais au-delà de toutes ces profondes réflexions : dans une contrée effrayante, peuplée de menaces et de persécutions étrangères à mon équation personnelle – me semblait-il – mais envahissant néanmoins d’une façon très « efficace » mon appareil psychique.
Les amis infirmiers, éducateurs et d’autres catégories professionnelles avec lesquels je travaille depuis longtemps maintenant me voyaient bien embarrassé par cette prise en charge, et, après avoir attendu les délais de rigueur pour ne pas trop froisser leur médecinchef parfois susceptible, me proposèrent de m’aider pour l’accueil de cet enfant psychotique.
 
C’est ainsi que, d’un commun accord, nous avons décidé de proposer deux temps de soins consécutifs à Nathanaël : une séance de pataugeoire (type Laforgue) avec Laurence, une psychomotricienne, et Annette, une infirmière psychiatrique ; puis la séance de psychothérapie avec Réjane, éducatrice de jeunes enfants, et moi, psychiatre. Ce cadre s’est mis en place après plusieurs mois de prise en charge individuelle au cours de laquelle j’avais éprouvé des sentiments mêlés de dépression et de persécution par Nathanaël.
Lorsque nous avons commencé la prise en charge de Nathanaël à quatre, j’ai immédiatement été guéri de ces sentiments difficiles à supporter, et nous avons repris un espoir dans nos capacités à le soigner.
 
Après chaque double séance, nous nous voyions quelques moments pour échanger sur nos vécus contre-transférentiels.
Les consultations avec les parents devenaient plus intéressantes : ils avaient bien vu dans quel état je me retrouvais après chaque séance et ils avaient craint que, comme mes collègues précédents, je renonce à prendre en charge leur fils. À quatre, il devenait possible de travailler avec eux sur l’histoire de cet enfant et de sa famille.
Mais, rapidement, après une quasi-lune de miel avec Nathanaël, les séances se sont à nouveau déroulées de façon très difficile. La violence pulsionnelle de cet enfant était extraordinaire et nous avons tous pris, malgré un masochisme tempéré, des coups dont la force nous surprend encore aujourd’hui lorsque nous évoquons ensemble cette période. Mes trois collègues femmes ont reçu des gifles très violentes à des moments où Nathanaël pouvait tromper notre vigilance. Je me suis retrouvé deux fois, au cours de cette période, à moitié assommé par lui, ce qui ne m’était jamais arrivé dans ma carrière auprès des enfants : une fois par une claque magistrale qui m’a fait tomber sur le côté, heurter le bureau et saigner de la tempe ; une autre fois par un coup de pied de rugbyman dans un endroit secret, sujet ce jour-là aux fluctuations boursières les plus éprouvantes… ! Nous ne voulions pas le maintenir physiquement pour ses séances, bien qu’une fois je me sois retrouvé à le ceinturer pour nous protéger de ses coups : à quoi cela aurait-il servi ou ressemblé ? Nous ne nous étions pas résolus à le droguer non plus par une camisole chimique car nous avions l’espoir qu’il puisse enfin parler de ce qui l’angoissait… Bref, nous, les quatre soignants de la constellation transférentielle, étions dans un état de dépression avérée, marqué dans la réalité par le sentiment d’être dans une impasse thérapeutique.
 
Et un soignant a eu l’idée de lui faire un packing 4. Il était temps, nous étions au bord de la rupture, la famille allait elle-même très mal et son IMP commençait également à présenter des signes de fatigue inquiétants.
Nous recevons les parents pour évoquer avec eux notre prise en charge et les limites auxquelles nous sommes parvenus ; je ne leur parle ni des claques ni de mes ennuis temporo-boursiers, car nous découvrons qu’ils vivent de leur côté à peu près la même tragédie que nous avec Nathanaël. Ils nous disent : « Alors, vous nous laissez tomber ? » avec un sentiment dépressif que nous partageons facilement avec eux autour de notre expérience commune avec leur fils.
« Non, et nous avons pensé qu’il fallait lui faire un packing. – Qu’est-ce que c’est qu’un packing ? – C’est un enveloppement humide de tout le corps jusqu’au cou, qui permet de contenir l’enfant au sens d’une fonction contenante, plutôt que d’une contention, et d’être avec lui, à côté de lui, attentif à lui, et non plus persécuté par lui, méfiant et même rejetant. »
Les parents nous écoutent avec beaucoup d’attention et d’émotion et le père dit : « Quelquefois, quand vraiment ça déborde, qu’il a trop fait de bêtises, il me demande de le prendre dans mes bras en le serrant bien fort et de le border très fort dans son lit ; ces nuits-là, il fait toujours pipi au lit. En fait, dit-il, il sait déjà ce que c’est que le packing. »
Nous leur proposons de présenter eux-mêmes cette technique à Nathanaël et de nous rappeler pour nous dire si nous pouvons commencer.
Ils en parlent à Nathanaël qui reste très attentif, et lorsque nous le recevons pour sa séance, il se laisse envelopper avec une quiétude très étonnante chez lui. Les séances commencent par un enveloppement à quatre, les quatre déprimés et persécutés qui l’ont jusque-là pris en charge sans grand succès, puis deux des quatre restent avec lui pour la durée de la séance, soit environ cinquante minutes. Ensuite les deux qui sont partis reviennent et nous le développons et l’aidons à se rhabiller.
Il reprend ensuite son taxi pour rentrer chez lui.
 
Les premiers packs sont l’occasion de parler des chanteurs morts pour les comparer à la liste des chanteurs vivants. Il peut ainsi nous parler de la mort, et nous apprenons de lui que, dans sa famille, un certain nombre de personnes auxquelles il tenait beaucoup sont mortes.
Puis, il peut parler de ses parents et, progressivement, il peut aborder la question de ses angoisses archaïques mêlant les requins du film Les Dents de la mer aux tyrannosaures de Jurassic Park. Je repense alors à mes cauchemars dans lesquels je me réveillais avec « devant moi » un Nathanaël aux yeux comme des dents perforantes et venimeuses…
Viennent ensuite les gros mots qui sont comme des explosifs qu’il nous envoie à la tête avec une agressivité qui se déplace des gestes et des attitudes aux paroles, avec parfois un certain humour… Puis Nathanaël commence à nous raconter ses projets d’avenir : quand il sera grand et fort, il pourra aller vivre dans une grande maison au bord de la mer, avec ses trois enfants, sa femme et son cheval… Là, il sera tranquille parce que ses parents ne viendront pas trop l’embêter ni nous non plus… Nathanaël s’arrête de parler et, enfin, se laisse aller à une rêverie douce et même nostalgique. C’est la première fois qu’il laisse tomber le présent et le passé, ou plutôt que celui-ci l’autorise à rêver et qu’il se laisse dériver vers le futur sans angoisse venant le submerger.
Il nous regarde et nous le regardons sans avoir, comme auparavant, le sentiment aigu que notre regard, rempli de ses propres projections pathologiques, le persécute. Nos dents ne peuvent plus le dépecer, notre voix ne l’empoisonne plus. Quelque chose a changé dans nos rapports avec lui : il a quitté le rivage de la persécution pour aller vers la futurisation et son corollaire de dépression. L’enveloppe psychique, que nous avons mise à sa disposition par l’intermédiaire du packing et des soignants, est devenue un pare-excitation propre à apaiser la violence pulsionnelle de ses affects ; cette enveloppe est progressivement passée d’un contenant ne suffisant pas à opérer valablement non seulement la contenance de ses affects mais aussi leur transformation, à une surface d’inscription, véritable sémaphore de ses signes d’appels angoissés, à partir de laquelle, un travail de transformation et d’élaboration, voire de perlaboration, est maintenant possible (ce qui est proche de la fonction alpha de Bion). Ces trois fonctions 5, que je propose de formaliser en fonction phorique (nous proposons un cadre et nous assumons la prise en charge sur nos épaules psychiques dans la
durée), fonction sémaphorique (les signes en provenance de Nathanaël se « déposent » dans l’appareil psychique des soignants) et fonction métaphorique (nous travaillons dans l’après-coup notre contre-transfert
et du sens peut émerger de ce travail), viennent offrir à Nathanaël un dispositif dans lequel les signes que C.S. Peirce 6 appelle des representamen 7 (les représentements de M. Balat 8) peuvent passer du stade de qualisigne ou ton, propre à l’angoisse, à celui de sinsigne ou trace, incarnation dans le corps de cette angoisse en mouvement, à celui enfin de légisigne ou type, l’affect étant lié, dans ce dernier stade, à ce que Freud appelait la représentation de mots.
 
C’est ainsi que nous avons appris avec les parents, au cours des consultations plus sereines qui ont suivi la mise en place du packing, que Nathanaël avait été conçu par sa mère et son père comme un « moyen » pour elle de quitter le mari avec lequel elle vivait depuis longtemps ; elle n’avait pas pu lui dire qu’elle ne voulait plus vivre avec lui en raison de sa violence excessive. Au milieu de la grossesse, elle avait quitté le mari pour partir avec le père de Nathanaël dans son pays, la Grèce, et elle attendait chaque matin un coup de téléphone lui annonçant que la menace de suicide qu’il avait prononcée s’était réalisée.
Nathanaël était en quelque sorte devenu, à son insu, le bouclier protecteur dont sa maman s’était enceinte contre son mari, sorte de miroir de Persée contre la Gorgone, tuée et minéralisée par le reflet de son regard dans le miroir-bouclier de Persée. Le statut d’objet partiel de Nathanaël pour sa mère, chargé de mission par elle, ne favorisait pas l’émergence de son propre appareil psychique et le condamnait à projeter et même à s’identifier en se projetant dans l’autre, pour y survivre « en morceaux ». Le vécu de dépression des soignants dans le transfert comme mise en forme susceptible de contenir le corps dissocié de Nathanaël en proie à la dévastation résultant notamment de l’apogée du sadisme infantile (M. Klein 9), permet à cet enfant de pouvoir introjecter un fond, un objet d’arrière-plan primaire (J. Grotstein et G. Haag 10) sur lequel bâtir sa propre identité à partir d’une interpénétration des regards non persécutive. La possibilité de déposer dans une enveloppe psychique ses objets internes sans voir ce fond se briser lui permet d’expérimenter une altérité non dangereuse. L’énonciation nostalgique de projets pour lui dans un futur n’est que le signe d’une ébauche de constitution d’un appareil psychique subjectal qui le fait passer du statut d’objet indiciaire (au sens de C.S. Peirce 11) de sa mère à celui de sujet possible de son histoire à venir. La nostalgie indique une polarisation vers la position dépressive (M. Klein 12).
 
Le dispositif de psychothérapie individuelle, dans cette histoire, a été utilement relayé par le recours au groupe et à son institution comme réceptacle psychique des projections de Nathanaël, disposant en outre des capacités de transformation des objets bêta dans l’après-coup.
 
Dans cette proposition de prise en charge de Nathanaël par ce que Tosquelles et Oury appellent une « constellation transférentielle », le packing a joué le rôle de messager concret du processus de « matérialisation » dont parle B. Cramer pour rendre compte du fait que l’enfant « peut incarner dans son corps ou dans son théâtre comportemental toute une série de conflits intrapsychiques de sa mère 13 ».
 
Nous pouvons donc proposer, en guise de conclusion, que les formes diverses de dépressions éprouvées par des soignants engagés dans le transfert avec un enfant psychotique (S. Resnik 14) peuvent être les signes avant-coureurs d’une position dépressive chez lui, à condition d’instituer un espace thérapeutique pertinent à sa problématique et doué de capacités psychiques de transformations des objets bizarres (Bion) s’appuyant sur une alliance thérapeutique avec les parents autorisant le recours à l’histoire familiale. Dans cette aventure thérapeutique, l’institution d’une constellation transférentielle est une des manières de tenir compte des spécificités de Nathanaël, et, s’appuyant sur l’équipe soignante dans sa dimension d’objet d’arrière-plan, de pouvoir les conduire, lui et ses parents, vers un… monde meilleur.
 
* Je voudrais remercier très amicalement tous les membres de l’Association culturelle en santé
mentale d’Angers pour le travail d’organisation de ces rencontres, sa présidente, Madeleine Alapetite, et également Thierry Deschère, Anne-Marie David et Françoise Autret qui ont assuré, avec une générosité sans faille, l’accueil des participants et le secrétariat des inscriptions. Ils ont été soumis parfois à d’injustes reproches devant le très grand nombre d’inscriptions à ces journées qui n’a pu être satisfait en raison de leur succès.
 
1. Salomon Resnik, Temps des glaciations. Voyage dans le monde de la folie, Toulouse, Érès, 1999.
 
2. P. Delion et al., « En allant vers les bébés », Information psychiatrique, vol. 71, n° 1, 1995, p. 57 à 70.

3. P. Delion, Séminaire sur l’autisme, Toulouse, Érès, 1997.

4. P. Delion, Le Packing avec les enfants autistes et psychotiques, Toulouse, Érès, 1998.


5. P. Delion, Autisme et sémiotique, colloque de Perpignan, février 1997.


6. C.S. Peirce, Écrits sur le signe, présentation et traduction de G. Deledalle, Paris, Le Seuil, 1978.

7. G. Deledalle, Théorie et pratique du signe, coll. « Langages et sociétés », Paris, Payot, 1979.

8. M. Balat, Le Musement du scribe, Éditions universitaires de Perpignan, 1992.

9. M. Klein, Les Tendances criminelles chez les enfants normaux, 1927. « Essais de psychanalyse », p. 211 à 228. « Les stades précoces du conflit oedipien », p. 232, Paris, Payot.

 
10. G. Haag, « Réflexions sur quelques jonctions psychotoniques et psychomotrices dans la première année de la vie », Neuropsychiatrie de l’enfance, 1988.
 
11. G. Deledalle, Lire Peirce aujourd’hui, Éditions de Boeck, 1990.
 
12. M.Klein, « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs », Les
Tendances criminelles chez les enfants normaux, op. cit., p. 321.
 
13. B. Golse, « Le concept de transgénérationnel », Bulletin de la WAIMH France, 1995, vol. 2, n° 1, p. 3.
 
14. S. Resnik, « Le contre-transfert », Personne et psychose, Paris, Payot, 1978, p. 159 à 173.


17/07/2012
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